Le texte qui suit constitue la préface de ma maîtrise, soutenue en juin 2001.
Des nombreuses oeuvres de N. Tchernychevski, peu sont connues des lecteurs occidentaux. Pourtant, Tchernychevski était un auteur prolifique : à la fois publiciste, philosophe, économiste et romancier, il n'a jamais cessé d'écrire, surtout lors de son long emprisonnement puis exil en Sibérie.
Nicolas Gavrilovitch Tchernychevski (1828–1889) est un représentant typique de cette génération des raznotchintsy (les « sans rang ») arrivés à l'âge adulte peu avant les grandes réformes des années 1860 libérant la noblesse, le clergé et surtout les serfs ; il s'agit d'une sorte de classe moyenne, rassemblement divers de gens qui ne sont ni paysans, ni marchands, ni religieux, ni nobles — bref, n'appartiennent à aucune des catégories sociales prises en compte par la loi et soumises à la Table des rangs établie par Pierre le Grand, qui régit la hiérarchie civile et militaire. Ce sont ces mêmes classes moyennes qui vont constituer l'embryon de ce qu'on appellera bientôt l'intelligentsia. Né à Saratov — cette même ville où se situe manifestement l'Histoire d'une jeune fille —, Tchernychevski est fils de pope, et entame lui-même des études au séminaire, ce qui lui assurera une solide culture, notamment la connaissance du latin et du grec, avant de poursuivre ses études à l'université de Saint-Pétersbourg en 1846 ; il enseigne ensuite le russe à Pétersbourg puis dans sa ville natale, pour prendre sa retraite en 1855 et se consacrer entièrement à l'écriture et au journalisme (il collabore par exemple à la prestigieuse revue Le Contemporain). C'est à cette époque qu'il fait la connaissance de Herzen ou Dobrolioubov, à cette époque aussi (1861) que la police secrète du tsar commence à le surveiller. Le 7 juillet 1862, Tchernychevski est arrêté pour menées subversives et emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul, la grande prison de Saint-Pétersbourg ; c'est pendant cette incarcération qu'il écrit son chef-d'oeuvre, le roman Que faire ?1, qui paraît en feuilleton dans Le Contemporain dès mars 1863. En mai 1864, il est envoyé en Sibérie, à Tobolsk d'abord, puis à Astrakhan. Là, il écrit énormément, traduit des oeuvres de Weber ou Spencer, et correspond avec des intellectuels dans toute l'Europe (dont Herzen ou Marx, qui aurait appris le russe précisément afin de pouvoir lire Tchernychevski). Ce n'est qu'en juin 1889 qu'il obtiendra l'autorisation de revenir à Saratov. Il y mourra le 17 octobre.
Si Tchernychevski est bien loin de réussir à publier tous ses écrits, son activité de publiciste et de romancier, mais aussi la profondeur de son intelligence et la force de sa personnalité suffisent très tôt à faire de lui le chef de file, devant ses camarades Dobrolioubov (1836–1861) et Pissarev (1840–1868), du courant intellectuel et politique qu'on qualifie, à tort peut-être, de « nihilisme » ; cette appellation vient tout droit du roman de Tourguéniev Pères et fils, dans lequel le romancier décrit, à travers le personnage de l'étudiant en médecine Bazarov, cette génération de jeunes socialistes radicaux et l'incompréhension mutuelle qui les oppose à leurs pères, gentilshommes libéraux à l'occidentale :
« Pavel Pétrovitch fronça la moustache. "Mais qu'est-ce que c'est que ce monsieur Bazarov, au juste ?", demanda-t-il en détachant ses mots.
– Ce qu'est Bazarov ?" Arkadi eut un léger sourire. "Vous voulez, mon oncle, que je vous dise ce qu'il est au juste ?
– Ayez cette obligeance, mon neveu.
– C'est un nihiliste.
– Comment ?", demanda Nikolaï Pétrovitch, tandis que Pavel Pétrovitch restait immobile, le couteau en l'air, un morceau de beurre au bout de la lame.
– Un nihiliste", répéta Arkadi.
– Nihiliste", dit Nikolaï Pétrovitch. "Cela vient du latin nihil, rien, autant que je puisse en juger ; donc ce mot désigne quelqu'un qui... qui ne croit en rien ?
– Dis plutôt : qui ne respecte rien", rétorqua Pavel Pétrovitch en retournant à son beurre.
– Qui aborde tout avec esprit critique", corrigea Arcadi.
– Ce n'est pas pareil ?", demanda Pavel Pétrovitch.
– Non, ce n'est pas pareil. Un nihiliste, c'est un homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui n'accorde de foi à aucun principe, quel que soit le respect dont jouisse ce principe.
– Et alors, c'est bien ?", l'interrompit Pavel Pétrovitch.
– Cela dépend pour qui, mon oncle. Pour certains, c'est bien, pour d'autres, c'est très désagréable.2 »
Voici donc l'image que Tourguéniev donne de ces raznotchintsy radicaux — les « enragés » de l'époque, pourrions-nous dire — dans son roman. Tchernychevski et Pissarev semblent n'être pas pour rien non plus dans les personnages de révolutionnaires des Démons de Dostoïevski. Mais pour Tchernychevski et ses compagnons, que signifie ce « nihilisme » ? Quelles sont leurs idées, leur doctrine ? Le nihilisme est sans nul doute une utopie, au sens où l'on parle de socialisme utopique. Il s'agit d'un projet global, ou pour mieux dire, d'un faisceau de projets, tant culturels et sociaux qu'économiques et politiques, tenant à la fois de l'anarchisme et du populisme3. Forme de socialisme, le nihilisme est matérialiste, athée, déterministe et rationaliste. Mais il est aussi positiviste et même scientiste ; ce n'est pas un hasard si les protagonistes de Que faire ? (comme d'ailleurs le Bazarov de Tourguéniev) sont médecins, et si, dans l'Histoire d'une jeune fille, c'est le médecin Levandovski qui assume le rôle de porte-parole de l'auteur et exprime le plus clairement le message moral de l'oeuvre : l'amour libre n'a rien de répréhensible, l'abstinence sexuelle est un mal auquel rien ne nous contraint si ce n'est la morale de notre société. Pour les nihilistes — qui sont des hommes de culture, rappelons-le —, l'éducation, et en particulier l'éducation scientifique, doit jouer un rôle fondamental dans le progrès de l'humanité : « Les hommes ne souffrent que d'une seule maladie : l'ignorance. À ce mal, il n'y a qu'un seul remède : l'instruction. Mais il ne s'agit pas de prendre ce remède à doses homéopathiques : il faut le prendre par seaux entiers, et par barriques de quarante seaux », professait Pissarev. Ce rôle est double. D'une part, la science, comme l'écrivait Descartes, « nous rendra comme maîtres et possesseurs de la nature », à condition d'être diffusée dans la population ; d'autre part, seule l'éducation et la culture peuvent nous permettre d'échapper aux préjugés, à la doxa de notre milieu social, en nous dotant de l'esprit critique et des outils intellectuels nécessaires pour nous défaire des idées toutes faites.
Enfin, le nihilisme est un eudémonisme : pour Tchernychevski et ses compagnons, la morale ne peut aucunement trouver ses fondements dans une quelconque religion, mais doit avoir pour seule visée le bonheur et le bien-être de l'individu. Toute contrainte sociale et morale qui va à l'encontre de ce bien-être est donc à proscrire. C'est probablement cette dimension morale, théorisée en particulier par Tchernychevski sous le nom d'« égoïsme rationnel », et illustrée par le mariage de Véra Pavlovna et Lopoukhov dans Que faire ?, qui a valu au nihilisme son nom, et qui a le plus choqué la bonne société et le pouvoir russes quand ses défenseurs la formulèrent.
Refus des préjugés sociaux et bien-être : c'est bien là tout le sujet de l'Histoire d'une jeune fille. Le roman dans son entier est une offensive contre les préjugés qui règnent dans la petite-bourgeoisie de province au sujet de la condition de la femme. L'histoire de Liza Sviline est l'histoire d'une jeune fille qui cherche à s'arracher à ces préjugés, en particulier à ce « bon sens » dont il est tant question dans le roman, dès la première phrase. Tchernychevski nous démontre par l'exemple non seulement la fausseté, mais encore la nocivité des contraintes sociales pesant sur des jeunes filles prises entre le mariage, quels que soient leurs sentiments, et la maladie découlant inexorablement (scientifiquement) de l'abstinence du célibat. Il convient ici de rappeler les circonstances qui ont présidé à l'écriture de cette oeuvre : il en fait mention dans une lettre de 1871, et elle fait partie d'une série de manuscrits que Tchernychevski envoie en juin 1875 à son beau-frère afin que ce dernier essaie de les faire éditer. Il est alors en Sibérie, et sait que ses écrits n'ont aucune chance d'être publiés pour peu qu'ils soient trop subversifs. C'est pourquoi il décide de s'atteler principalement à des thèmes sociaux, et non directement politiques. Son roman est un roman à thèse, certes, mais ce n'est pas, comme l'était Que faire ?, une utopie glorieuse, un brûlot ou un manifeste. Là encore, le scientisme qui caractérise l'approche nihiliste est évident : Tchernychevski travaille en clinicien, en expérimentateur ; l'Histoire d'une jeune fille est une étude de cas. « Prenons une jeune fille de la petite bourgeoisie qui aurait la possibilité d'avoir accès à une éducation supérieure à celle de son milieu — son « cercle », sa « société » : l'auteur n'hésite pas à insister sur ces termes — ; que va-t-il lui arriver, comment va-t-elle s'en sortir ? », semble nous dire Tchernychevski.
L'Histoire d'une jeune fille est inachevée ou, plus exactement, il n'échappera à personne que la fin en est parfaitement artificielle : Tchernychevski, ajoutant à la fin de son manuscrit une intervention d'un narrateur de niveau supérieur au sujet d'un manuscrit qu'il ne ferait que retransmettre, ne prend même pas la peine d'en faire mention au début de l'oeuvre. Il semble4 que Tchernychevski ait envisagé deux fins différentes. Dans la première, Liza finit par épouser l'un des camarades de son frère, un de ces jeunes gens progressistes. Dans la deuxième, au contraire, elle réussit à surmonter ses préjugés moraux et se laisse aller à une union libre, qui l'amène à tomber enceinte, à être déshonorée et à en mourir. Mais en fin de compte, aucune de ces deux possibilités ne semble satisfaire Tchernychevski. Wanda Bannour a fort bien analysé la raison de cette incapacité à achever son oeuvre :
« Tchernychevski semble avoir bâclé cette fin qui ne devait pas le satisfaire davantage que la première version. Les obstacles s'opposant à une issue satisfaisante étaient en fait ceux-là mêmes qui, dans la société, s'étaient opposés au libre épanouissement de Liza. Nous pensons que Tchernychevski, qui refusait aussi bien une fin tragique — n'avait-il pas dénoncé, rejeté le tragique ? — qu'une happy end sirupeuse et artificielle, ne voyait pas la possibilité de conclure : les conclusions ne seraient possibles que le jour où la société aurait changé.5 »
Auteur à thèse, scientifique bien plus que romancier (« Bien plus qu'un publiciste, je suis un savant », écrit-il à sa femme dans une lettre de janvier 1875), Tchernychevski ne pouvait simplement pas conclure, il en était dans l'impossibilité pratique et surtout théorique. Mais il ne cherche pas à cacher cette aporie à un éventuel lecteur (en réalité, le roman ne sera publié qu'en 1906, dans la première édition de ses oeuvres complètes) : par là, son message n'en est que renforcé. Car Tchernychevski s'adresse aux membres de l'intelligentsia, et les laisse tirer eux-mêmes les leçons de son roman.
Cette dimension didactique de l'Histoire d'une jeune fille, comme de toutes les oeuvres romanesques de l'auteur, suffit à en expliquer le peu de richesse littéraire. Tchernychevski ne cherche pas à faire du style, il veut faire passer des idées. Comme l'écrit Wanda Bannour dans sa monographie, « Tchernychevski, qui sait fort bien qu'il n'est qu'un "écrivain médiocre", évacue de son écriture tout souci stylistique : il refuse de plaire, d'enchanter. L'important pour lui est de transmettre un message. 6 » Sans aller jusqu'au refus radical de toute littérature professée par un Pissarev (« Une paire de bottes vaut mieux que Shakespeare »), Tchernychevski néglige l'art pour l'art, et le subordonne à une activité politique, une praxis. Cette volonté d'action est présente dans l'Histoire d'une jeune fille à travers le personnage de Latchinov. Celui-ci apparaît comme une figure de « l'homme de trop » créé par Tourguéniev et Gontcharev : le noble libéral ou même socialisant, mais dont la vie n'est qu'oisiveté, qui ne peut trouver sa place dans la société, car la société « féodale » ne peut lui donner d'autre place que celle de parasite oisif, et qui n'a rien d'autre à faire que de tomber dans la débauche ou dans une apathie « oblomovienne ».
Nous n'avons pas cherché dans notre traduction à gommer cette aridité : c'eût été trahir Tchernychevski que d'en faire un styliste. Nous avons donc pris le risque de conserver les lourdeurs et les répétitions, si nombreuses dans le roman original. En tant que traducteur en général, et en tant que traducteur d'un auteur didactique plus que d'un écrivain en particulier, nous ne jugions pas avoir pour rôle d'amender ou d'embellir le texte. Nous nous sommes donc contentés d'obtenir, ou du moins d'essayer d'obtenir, un français lisible, quoiqu'inélégant.
En effet, nous n'hésiterons pas à dire que Tchernychevski n'est pas un grand auteur, si l'on se place dans une optique de qualité strictement littéraire. Nicolas Berdiaev écrivait, au sujet de Que faire ?, « du point de vue artistique, c'est un ouvrage assez faible, mais il présente un grand intérêt pour l'histoire de la pensée russe » 7. Nous ne pouvons que reprendre ce jugement à notre compte à propos de notre roman. Bien plus, on n'hésitera pas à dire que Tchernychevski est un des auteurs fondamentaux dans l'histoire des idées dans la Russie du XIXème et du XXème siècles. Non seulement sa notoriété était-elle capitale de son vivant, et ce dès ses premières oeuvres, mais il a de plus exercé après sa mort une influence formidable, dans un sens ou un autre, sur toute l'intelligentsia russe, jusqu'à Nabokov, qui le fait intervenir (pas pour en faire l'éloge, faut-il le préciser ?) dans son roman Le Don. Il passait aussi pour l'auteur favori de Lénine, qui lui a d'ailleurs repris le titre Que faire ? pour l'un de ses traités politiques. Cette influence, qui fait peut-être de Tchernychevski la plus grande figure intellectuelle du XIXème siècle russe, ne peut être analysée comme un bloc unique. En effet, outre les écrits et les positions de Tchernychevski lui-même, qui ont fait sensation et scandale dès le début de son activité de publiciste et d'écrivain, son influence s'est aussi développée dans sa postérité, qui a prolongé le scandale : les mouvements terroristes qui se développèrent dans les années 1870 et 1880 (ceux-là même qu'évoque Dostoïevski dans les Démons) se réclamaient tout autant de Tchernychevski que d'un Bakounine ou d'un Netchaïev.
On pourrait dire d'une certaine manière que cela a été fatal à Tchernychevski : classé pendant toute l'ère soviétique parmi les « bons » auteurs, passage obligé des études secondaires, inclus dans le panthéon de l'idéologie officielle (la Grande encyclopédie soviétique de 1957 lui consacre pas moins de 11 pages plus une double planche de photos, signe qui ne trompe pas), il ne pouvait être envisagé qu'avec soupçon et mépris par le public non militant, tant en URSS qu'en Occident. Pour preuve, seul son roman-phare et quelques volumes d'oeuvres théoriques 8 ont été traduits en français, et seule W. Bannour lui a consacré une monographie.
Il nous semblait nécessaire de sortir du purgatoire cet auteur fondamental trop oublié en Russie, et malheureusement tout à fait méconnu en France 9.
1 Éditions des Syrtes, 2000, traduit par Dimitri Sesemann.
2 Pères et fils, V.
3 L'ouvrage de référence à ce sujet reste la monographie de Mme Wanda Bannour, Les Nihilistes russes, éd. Anthropos, Paris, 1978.
4 Cf. W. Bannour, op. cit., p. 212 sq.
5 Idem.
6 Ibid., p. 172.
7 N. Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, II.
8 Textes philosophiques choisis, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1957 ; Essais critiques, Éditions du progrès, Moscou, 1976.
9 Nous avons travaillé à partir des uvres complètes (Polnoje sobranije socinenij) en seize volumes éditées par les Éditions d'État (Gosudarstvennoje izdatel'stvo xudoestvennoj literatury), Moscou, 1939–1953. Le roman figure dans le tome XIII (1949), aux pages 356 à 456.